Mémoire de Joseph-Dominique-Emmanuel de Longueuil (1738-1807)

Ce mémoire a été composé entre 1778 et 1783 par Joseph-Dominique-Emmanuel de Longueuil (1738-1807), seigneur de Soulanges et de Nouvelle-Longueuil. Le document n’est pas signé et la date n’est pas indiquée, mais certaines indications données par l'auteur ainsi que la calligraphie nous permettent de le situer dans le temps et de découvrir son auteur. Le document fait partie du Fonds de Beaujeu - P03/H322 conservé au Centre d’histoire La Presqu’à®le. La transcription intégrale ne comporte que quelques modifications apportées à  la ponctuation afin de rendre le texte plus accessible. Cette transcription a été réalisée par Mme Manon Ménard au mois d’aoà»t 2005.

Remarques et observations que fait l’honble Lemoine de Longueuil un des conseillers de sa Majesté au conseil législatif de la province de Quebec sur la population, l’agriculture et l’établissement des terres du Roy1

Concernant la population
Art. 1er Chirurgiens

Il est necessaire d’observer que depuis
plusieurs années, et surtout depuis la reforme
des trouppes, il s’est répandu dans les villes et
campagnes de cette province des espaices de
chirurgiens, qui dénués des connaissances nécessaires à  cet art,
sont la cause de la mort des peres et meres
ainsi que des enfants, surtout parmi les
habitans des campagnes, et leur prennent
des sommes très considerables, au delà  du prix
que de bons medecins prendroient; ces sortes
de medecins ou chirurgiens ont été
dans l’armée soldats ou domestiques des
chirurgiens, particulierement allemands,
ce qui fait un tort notable a la population
de cette province, par conséquent il
est necessaire d’y apporter un remede
prompt pour faire cesser ce desordre.
Mon opinion est qu’on nomme un
comité a Québec et a Montréal, chacun
de deux ou trois des plus habiles docteurs
en medecine pour faire passer à  l’examen
tous ces soi-disant medecins et chirurgiens
pour etre approuvés et commissionnés s’ils
ont la capacité que cet art requiert; ou
si non, que défense leur soit faite, sous telles
peines qu’il plaira fixer, de ne jamais
travailler en la qualité de medecins ou
chirurgiens, seul moyen d’arràªter
les mortalités qui sont si frequentes
et dont ils sont les auteurs et par ce
reglement, les docteurs
commissionnés, qui ont la capacité requise, seront
plus a màªme de gagner leur vie.

Art. 2e Voyageurs

Il est bon d’observer encore que ce qui porte un
préjudice notable à  la population, ce sont
les voyages des pays d’en Haut; plusieurs habitans
engagés par les marchands pour ces voyages
y restent dix, quinze ans sans
redescendre; quelqu’autres ne reviennent
jamais et le plus souvent ce sont des ivrognes
mariés qui laissent leurs femmes et leurs enfants
à  la mendicité.
Il arrive presque toujours que
les marchands voyageurs, ainsi qu’ils en
conviennent eux màªmes,
leurs avancent de l’eau de vie a un prix
exorbitant non seulement pour payer leurs
gages de l’année, mais encore ils leurs avancent
sur les gages de l’année suivante afin de
conserver ces engagés avec eux, de sorte qu’ils
doivent toujours a leurs bourgeois et ne pourront
descendre pour rejoindre leurs familles.
Il arrive le plus souvent que les bourgeois.
se revendent les uns aux autres ces sortes
d’engagés qui se trouvent par ce moyen des
espèces d’esclaves dans les postes des pays
d’en Haut, o๠il n’y a aucune jurisdiction
legale, de sorte que les terres qu’ils ont
abandonnées a leurs femmes et enfants restent
incultes et la famille tombe entierement
dans la misere et se porte a des excès horribles.
Il conviendroit qu’il fà»t
défendu aux marchands voyageurs de garder
un engagé plus d’une année et l’obliger de le
faire descendre sous une peine; et qu’en cas
d’hivernement une partie des gages fut payée à  la femme
pour sa subsistance et celle des enfans; ce que les bourgeois
promettent souvent, mais n’éxécutent pas, sous prétexte des
dépenses faites en haut pour les hardes; un baril d’eau de vie
y absorbant tout.

Art. 3e Cabarets

Il est a observer qu’il en résulte un tort
considérable a la population par la quantité
de cantines ou cabarets qui se sont multipliés
dans cette province en trop grande quantité.
La facilité, que les habitans trouvent dans
ces cantines a boire, les rend ivrognes
ainsi que leurs femmes et enfants de sorte
que leurs terres passent entre leurs mains
ou sont vendues pour payer les
dettes qu’ils ont contractées envers eux.
Par conséquent les familles se trouvent
ruinées et entraà®nent avec elles mille
desordres dans la province. Il conviendroit
qu’il n’y eut dans les villes, faubourgs
et campagnes qu’un certain nombre de
cantiniers qui eussent de bonnes
mÅ“urs, qu’il leur fut fait défense de
donner à  boire chez eux à  crédit et que s’il
arrivoit que quelques cantiniers violà¢ssent
cette regle à  quelque somme que son
compte montà¢t, il ne leur soit alloué
par aucune cour de justice qu’une demie
piastre.

Art. 4e Moutons

Il s’est glissé un abus intolérable dans cette
province a l’occasion de la population des
moutons, de laisser continuellement les
beliers avec les meres moutonnes; il en
resulte qu’elles amenent leurs petits
dans presque tous les mois de l’hiver et dans
cette saison,2 il est presque impossible d’en
sauver aucuns. Il conviendroit pour
arràªter cet abus que les males fussent séparés
des femelles depuis la fin d’aoust jusqu’au
mois de fevrier, alors les meres feroient leurs
petits dans le mois de may qui est la belle
saison et la force des herbes et il n’est pas
douteux que tous les petits s’eleveroient avec
facilité et formeroient des troupeaux
nombreux dans cette province qui seroient
très avantageux non seulement aux
habitans mais màªme au commerce.

Art. 5e BÅ“ufs

Il y a encore un très grand abus dans cette
province à  l’occasion des bàªtes a cornes
et particulierement des bœufs, les habitans
pour l’ordinaire ne font couper leurs bœufs
quâ€™à  l’age de 3 ans; de sorte que ces jeunes
bœufs s’enervent, ce qui les empeche
de grandir et grossir, il conviendroit que les
habitans fissent couper les vaux dessous la mere
et qu’il fut defendu aux habitans d’avoir
aucuns taureaux, alors les seigneurs de
chaque paroisse seroient tenus et obligés de
leur en fournir de la bonne espece qu’ils
feroient distribuer dans les différentes parties
de sa seigneurie pour la commodité des
habitans afin d’avoir de beaux écrois dont
les habitans payeroient a leurs seigneurs
un chelin pour chaque vache qu’ils feront
emplir pour les indemniser des depenses
qu’ils feront pour l’entretient des tauraux.

Art. 6e Chevaux

Il y a aussi un très grand abus concernant
les chevaux, il y a peu d’habitans dans cette
province qui n’aye depuis 4 et 5 chevaux
jusqu’a 10 de sorte que si un habitant a cinq
garà§ons ils ont chacun leur cheval outre ceux
qui appartiennent au pere, il arrive presque
toujours que ces jeunes gens, pour entretenir
leurs chevaux en bon etat les nourissent
avec le bled ou autres grains qu’ils vont
prendre en cachette soit dans le grenier
de la maison ou dans la grange de leur père ce qui les ruine
totalement et dont on devroit y apporter remede. Les
chevaux de cette province sont très bons
tant pour le travail que pour la voiture.
On pourroit les rendre encore meilleurs si l’on
obligeoit les seigneurs de chaque paroisse
d’avoir de très beaux etalons du pays pour faire
emplir les juments et defendre absolument
a toute autre personne sous un temps
limité d’avoir des chevaux entiers, alors
les habitans payeroient a leur seigneur pour
chaque jument qu’ils feront emplir,
cinq chelins pour l’entretient
et nourriture desdits etalons. Ce qui pourroit
faire un commerce, soit avec les colonies voisines
ou les isles.3
Que cependant il pourroit etre aussi
avantageux de convertir tous ces chevaux
en bœufs qui seront egalement en etat de faire
les travaux de leur terres
a l’exception que chaque habitant
qui auroit une terre pourroit en avoir
deux, sans compter les ecrois qu’ils eleveroient.

Agriculture
Art. 7e

La province reà§oit tous les ans un dommage
considerable par les cochons, ces animaux dans le
temps de l’abandon courent partout, fouillent
les prairies et les autres terres, ce qui empeche
de produire du foin et la cause qu’il pousse
quantité de mauvaises herbes sur les terres
malgré les ordonnances qui ont été etablies
a cet effet. Le mal subsiste encore, il
conviendroit que les cochons [fussent]
alienés, cela les empecheroient de fouiller
et on ne sà§auroit prendre trop de precautions
pour empecher ce desordre, on pourroit
l’arràªter en condamnant le proprietaire
des cochons a payer une forte amende.

Art. 8e

Il y a encore un abus à  l’occasion de
l’abandon des animaux dans cette province,
il est très ancien, mais les desordres
qui se commettent à  cette occasion, nous
a fait connoitre depuis très longtemps
qu’elle devenoit très préjudiciable aux
habitans; la perte des animaux qui se fait
dans ce temps, les difficultés entre habitans,
les pois et avoine qui se trouvent encore sur les
terres dans cette saison et sont presque toujours
ruinés, les guérets faits pour semer l’année
suivante se trouvent tout pilotés ce qui
empeche la culture convenable des terres,
sont autant de prejudices notables.
Si l’habitant tenoit ses clotures en bon ordre, ses animaux
fumeroient sa terre, paccageroient en partie
dans les bois de bout; par conséquent il avanceroit
sa terre par le défrichement que ses animaux
y feroient et en tireroit certainement un grand
avantage; d’o๠il faut conclure que
l’habitant qui tient sa terre bien cloturée
dans toutes les saisons de l’année
a l’epreuve des animaux, si on l’y oblige
aura sa terre en peu d’années
de sorte qui lui procurera une quantité de
grains de toutes especes.

Art. 9e

Depuis plusieurs années les habitans de
cette province sont tombés dans une negligence
impardonnable a l’occasion de la semence de
leur bled et autres grains, ils ne changent
jamais leurs semences, ils sement sans
precautions leur bled tel qu’il est, soit bon
ou mauvais, aussi le plus souvent ils ne
recueillent que de très mauvais bled étouffé
par les herbes, il faudroit pour remédier a
cet abus que les habitans fussent obligés de
passer leurs semences au crible ou de laver
leur bled, alors ils seroient assurés d’avoir
une bonne recolte ce qui mettroit l’abondance
dans cette province et seroit une branche
de commerce assez considerable. L’on pourroit
leur donner un encouragement en donnant
une recompense a celui qui auroit le plus
de bled, pois, avoine, patates, rabioles
choux, etc.

Art. 10e

Depuis quelqu’années il y a quelques
terres dans les differentes parties de cette
province qui sont perdues de chardons, les
proprietaires les laissent venir tranquillement
a leur maturité alors le moindre vent
transporte la graine à§a et là  de sorte
que toutes les terres voisines s’en trouvent
perdues, ce qui porte un grand prejudice à 
la culture, il conviendroit qu’il fut ordonné
que les proprietaires des terres o๠il y auroit
des chardons fussent tenus et obligés de
les couper deux fois dans l’année
afin de les detruire a peine d’une amende.

Art. 11e

Depuis quelqu’années ils s’est fomenté
une quantité de procès a l’occasion des terres
qui ont été tirées et bornées depuis plusieurs
années dont les proprietaires ont joui
paisiblement, mais par l’esprit litigieux
de quelques personnes ils ont troublé la
possession paisible des proprietaires par
de nouveaux bornages, ce qui a été cause
quelques fois qu’un rang d’habitans a été
entierement dérangé de sorte que celui
qui se trouvoit avec une grange et une
maison sur sa terre par le nouveau
bornage s’en trouvoit privé par son
voisin, etc. Pour éviter de tels
inconvéniens, il conviendroit que toutes
les terres bornées jusquâ€™à  ce jour restassent
au proprietaire qui en jouit et qu‘a l’avenir
aucunes terres ne fut bornée que du
consentement des voisins ou par autorité
de justice, autrement les seigneurs et les habitans
seront toujours exposés a voir beaucoup de
difficultés a cause du derangement des
lignes.

Art. 12e

Il devroit àªtre defendu à  aucunes
personnes de s’etablir dans les campagnes
a moins qu’il n’eut une terre de trois arpens
de frond sur vingt ou 30 de profondeur
a l’exception des villages parce qu’une plus
petite terre n’est pas suffisante pour faire
vivre son maitre et sa famille. Depuis la
conquàªte de cette province,4 il n’a rien été reglé
a cet effet, il est arrivé, ce qui arrive encore
qu’il y a nombre d’habitans dans toutes les
seigneuries qui sont bati sur un arpent
ou un demy arpent de frond, qui y vivent en
paresseux et avec beaucoup de misere ce qui
est prejudiciable à  la culture.

Art. 13e

Il devroit etre donné un encouragement
aux habitans de cette province, pour les
engager a semer des graines de chanvre et
de lin d’autant plus qu’il y a une quantité
de terres qui sont très propices pour cette
semence, les habitans en tireroient un
avantage tant pour faire de la toile et des
cordages qui feroit une branche de commerce
qui ne seroit pas peu considerable d’autant
plus que la graine est propre a faire de
l’huile.

Art. 14e

Qu’il y a une quantité de difficultés entre
les habitans de cette province a l’occasion
des cours d’eau afin d’assecher les terres en profondeur
pour les cultiver, ce qui multiplie les procès entre
les habitans a cet effet et que celui qui n’est
pas en etat de plaider se voit perir sans
pouvoir cultiver sa terre, il conviendroit que
chaque habitant eut un fossé de ligne o๠il
est possible et dans les endroits o๠il ne seroit
pas possible il conviendroit qu’il y eut des
fossés de travers et qu’ils eussent leur descharge
soit dans des ruisseaux ou rivières. Pour
accelerer ces ouvrages, qui sont très utiles a
l’agriculture, il conviendroit que les
seigneurs de chaque paroisse accompagnés
du capitaine et autres officiers de milice
se transportassent sur les lieux avec les
parties interessées pour descider
incontinent de l’endroit de la recession
desdits fossés ou etre authorisés a faire
executer le procès verbal qu’ils dresseront
a ce sujet.

Etablissement des terres du Roy
Art. 15e

Il est certain qu’il est plus avantageux
pour cette province et l’interàªt de Sa Majesté
que les terres du Roy soient concédées par
fiefs ou seigneuries à  divers particuliers
plutà´t que d’etre données par terres ordinaires
aux habitans, a commun soccage, d’autant
plus qu’il est de l’interest des proprietaires
de fief ou seigneurie d’y faire etablir le
plus d’habitans qu’il pourra, ce qui
facilitera plus aisément la population
de la province, augmentera en peu
d’années les differentes parties ou se
trouveront situés les fiefs sans
compter les augmentations que les
propriétaires des fiefs y feront de
leur propre argent soit pour moulins
a eau et a scie pour la commodité de
leurs habitans et autres travaux
indispensables que d’ailleurs le Roy
retirera a chaque mutation desdits fiefs
le quint, ce qui arrivera très souvent en
Canada par la vente desdites seigneuries.

Art. 16e

Comme le seul avantage dont il plait
a sa très gracieuse Majesté de gratifier ses
loyaux et fidels sujets canadiens, ne seroit-il pas
a propos de supplier Sa Majesté de donner la
preference de ses seigneuries a ceux de ses
loyaux sujets qui ont exposé leur vie a son
service en prenant les armes, defendant St
Jean et ont été transportés dans les provinces
unies pour leur inviolable attachement aux
droits britanniques.5
Plusieurs sont dans un etat de fortune très
mediocre n’ont plus de protecteurs a Londres.
Conviendroit-il qu’ils ne fussent pas recompensés
au défaut d’autres de dedommagements que
plusieurs n’ont pas reà§u des depenses faites
dans un pays etranger et de ce qu’ont
souffert leurs familles. On verroit au
moins que sa Majesté pense aux natifs
du pays et sà§ait les indemniser et recompenser.
Ceci seroit un grand encouragement en
cas de rupture avec nos voisins, car quelque
fidel et desinteressé qu’on soit dans sa fidelité,
on voit avec peine les recompenses accordés a
ceux qui les ont moins meritées parce qu’ils
ont ou argent ou protecteurs.
Comme je ne parle pas pour moi je crois
que ceci sera bien reà§u et qu’on y souscrira
unanimement, du moins j’aurai prouvé
que je ne fais exception de personne et je
desire màªme que tous les habitans conduits
prisonniers avec moi dans ces colonies6
reà§oivent de quoi les dedommager par des
terres, soit pour eux soit
pour leurs enfans aux màªmes charges que
ceux qui viendront des provinces unies.7


  1. Joseph-Dominique-Emmanuel de Longueuil fut nommé au conseil législatif le 20 aoà»t 1777 par Lord George Germain.
  2. Le mémoire semble avoir été écrit au printemps ou en été.
  3. Il s’agit notamment de la Nouvelle-Écosse et des à®les des Antilles sous domination britannique.
  4. Il s’agit de la Province of Quebec, le mémoire a donc été écrit avant 1791, l’année de l’Acte constitutionnel par lequel furent créés le Bas et le Haut-Canada.
  5. Joseph-Dominuqe-Emmanuel de Longueuil fut fait prisonnier au fort St-Jean lors de l’invasion américaine en 1775. Il resta pendant deux ans près de Philadelphie et ne revint à  Montréal qu’en mai 1777.
  6. Parmi les autres prisonniers, mentionnons Michel-Eutache-Gaspard-Allain Chartier de Lotbinière, seigneur de Vaudreuil et de Rigaud.
  7. La grande vague d’immigration loyaliste en provenance des États-Unis ne commencera vraiment qu’en 1784.
Retour vers le haut de la page